Geovanna et Brona se souviendront de la défaite de l’Algérie face à la Slovénie (1-0). Ce dimanche 13 juin, elles passent devant le café la Renardière, dans le quartier des Puces à Saint-Ouen (Seine -Saint-Denis). Le soir tombe, les deux filles, 28 et 35 ans, sont en jupe moulante et décolleté d’été. Geovanna porte le maillot auriverde. Elle et Brona sont brésiliennes. L’une est en France depuis dix ans, elle a des papiers, travaille comme comédienne. L’autre vient d’arriver. Pour gagner sa vie, elle fait des passes au bois de Boulogne.
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Elle a peur d’être renvoyée par le premier avion. Les deux femmes sont «transsexuelles» : elles ont changé de sexe. Les supporteurs de l’Algérie qui les prennent à partie n’apprécient guère ces «hommes déguisés» en femmes. L’un d’eux crache au visage de Brona en la traitant de «sale pute». Puis il frappe les deux femmes, rejoint par cinq hommes ravis par l’occasion. Geovanna tente de se défendre en lâchant : «Pourquoi faites-vous cela ? On n’est pas au bled !» Les agresseurs ne goûtent guère la remarque, redoublent de violence, au cri de : «Ferme ta gueule, espèce de travelo !»
Jets d’oranges. Le barman de la Renardière n’a rien vu. «Tellement de monde passe dehors… Les jours de marché, il y a toute la merde, toute la racaille.» Il n’a pas quitté son zinc des yeux, ni aperçu les clients du bar jeter des oranges sur les filles, pas vu les deux en panique tenter d’acheter des couteaux pour se défendre dans un magasin où elles se réfugient. Le jour où Libération les rencontre, elles sont au bord des larmes en racontant la scène. Geovanna fouille dans son sac et en sort une grosse touffe de cheveux arrachés. Elle détaille : «Il m’a tapée derrière le visage, c’est comme ça qu’ils frappent les femmes, derrière la nuque pour que cela ne marque pas.» Œuf de pigeon, chevilles gonflées. Brona ajoute : «Un grand type a disloqué ma maxillaire.» Seule une poignée de clients est venue tenter de calmer les agresseurs. Les autres n’ont pas bougé. Les policiers municipaux de Saint-Ouen arrivent alors et lâchent aux filles : «Vous connaissez les gens qui vous ont tapé, prenez leurs identités dans le café.»«Ce n’est pas à nous de faire ça», répond Geovanna. «On n’est pas là pour vous servir», rétorque un agent. Contactés par Libération, les policiers municipaux contestent, assurent qu’ils étaient de faction à une fête de quartier.
La police nationale intervient alors, mais les agresseurs ont eu le temps de s’enfuir. Un fonctionnaire donne du «Monsieur» à Geovanna. Un autre l’interroge : «Vous êtes intermittente du spectacle, vous faites cela pour faire parler de vous, devenir célèbre ?» Dans la plainte, les policiers écrivent «présenter» des photographies de suspects. «Ils ne l’ont jamais fait», précise Geovanna. Au commissariat, on lui explique que ce n’est «pas la peine» qu’elle aille faire constater ses blessures à cette heure-là (20 h 40). Le lendemain, elle se rend à l’hôpital Saint-Antoine. On l’oriente vers l’Hôtel-Dieu, qui dépend de la préfecture. Là, on l’aiguille vers Bondy (Seine-Saint-Denis). Elle a l’impression qu’on la ballotte de guichet en guichet, alors qu’elle a du mal à marcher avec sa cheville enflée. Elle est choquée qu’on ait «à peine cru» à son agression, qu’on l’ait traitée comme une «moins que rien».
Marysa, voisine et mère de famille, a accompagné Geovanna au commissariat. «La plainte a été prise n’importe comment. Les policiers se sont moqués d’elle, ont fait des remarques salaces, disant que ce n’était pas leur problème, qu’il s’agissait d’une simple bagarre», dit-elle. Marysa vit dans cet immeuble où habite Geovanna avec d’autres trans. «A chaque fois qu’on appelle la police, elle ne se déplace pas. Elle considère que c’est un immeuble de prostituées, qui plus est transsexuelles, et qu’ils n’ont pas à faire d’efforts pour des "travelos"», résume-t-elle. Selon les associations, beaucoup de trans sont ainsi «découragées» d’effectuer la moindre démarche lorsqu’elles sont agressées : elles savent que ça n’aboutira à rien.
Cutter. En dix ans, Geovanna, a été agressée à quatre reprises. En 2008, des jeunes ont cassé sa fenêtre avec des cailloux depuis la rue en criant «travelo, pédé, enculé de ta race, je nique ta mère». La même année, un jeune homme de 16 ans a essayé de la frapper à la gorge au cutter en lui disant que «des gens comme [elle] ne devraient pas vivre». Elle a mis la main pour se protéger, failli perdre l’usage de ses doigts. En novembre 2009, dans le bus 54 à Paris, des jeunes ont tenté de mettre le feu la chevelure d’une de ses amies trans. Des femmes maghrébines sont venues à son secours. En 2009, devant le Moulin Rouge, Geovanna s’est fait casser la figure pour avoir refusé d’accompagner un homme qui voulait la ramener chez elle. Durant toutes ces années, aucun des agresseurs - tous maghrébins - de Geovanna n’a été inquiété par la justice. Ce qui lui laisse, et c’est un euphémisme, beaucoup d’amertume.
Au commissariat de Saint-Ouen, on dit que la patrouille a eu du «mal à comprendre» ce qui s’était passé. Les plaignantes étaient très énervées et parlaient «à peine le français». En plus, elles ne semblaient pas «vraiment blessées». Une source policière assure : «Cette plainte sera traitée comme les autres. Elle sera instruite, on va essayer d’identifier les auteurs.» Les deux filles demeurent «choquées» par le comportement des autorités. «Je viens d’une favela de São Paulo, et on ne m’a jamais manqué à ce point de respect», dit Geovanna.
Gay pride. Louis-Georges Tin, universitaire responsable du comité Idaho - à l’origine de la journée internationale contre l’homophobie et la transphobie - se bat depuis plusieurs mois pour qu’on comptabilise ce genre d’agressions. Tin note qu’il est très difficile de faire émerger la question transphobe sur le devant de la scène. «Nous manquons cruellement de statistiques. Ce type d’actes est souvent passé sous silence, à cause de victimes en état de faiblesse (prostituées, sans-papiers) et aussi à cause du désintérêt et du dédain manifesté pour ces victimes.» Il a demandé au ministère de l’Intérieur de mener une réflexion globale sur ces agressions, en vain. La Mairie de Paris et la Préfecture se sont mises d’accord pour se pencher sur la question au début de l’année prochaine. L’universitaire rappelle opportunément que les transsexuel(le)s ont pourtant été précurseurs pour faire émerger la question gay aux Etats-Unis. La Marche des fiertés (ex-gay pride) qui a lieu aujourd’hui leur doit une sacrée chandelle.
Par DIDIER ARNAUD
Source: Liberation
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